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-Il faut être demeuré ou cosmonaute-

 

Il faut vraiment être demeuré ou cosmonaute pour supporter la promiscuité d'un demeuré - ou d'un cosmonaute - pendant six mois dans l'habitacle épouvantablement exigu d'une cabine spatiale.
Je me fais cette réflexion chaque fois que je sors d'un ascenseur à moitié rempli d'un autre être humain.

Je ne me suis jamais aussi profondément ennuyé qu'au cours de ces expéditions qui vous laissent fâce à fâce et ventre à ventre avec un compagnon de voyage qu'on ne vous a même pas présenté et dont vous allez devoir subir la présence pendant vingt, trente, parfois même quarante secondes, pour peu que lui aussi aille au septième. Ainsi, l'autre soir, cauchemar : un quadragénaire ordinaire entre sur mes talons dans un ascenseur inconnu.

Avant même le lancement de la cabine, qui était prévu aux alentours du moment où l'un ou l'autre se déciderait à appuyer sur le bouton de commande automatique de l'appareil, je devine qu'il ne me faudra attendre de cet être nulle tendresse, nulle chaleur humaine, rien de ces petites attentions délicates partagées qui font le charme des randonnées amicales.

De mon côté, je ne me sens en rien poussé vers lui.
L'idée ne m'effleure même pas de partager avec lui ma passion pour les chroniques de Vialatte et les bordeaux vieux, ou mon mépris pour le football et les endives braisées.
Ou alors il faut mettre très, très peu d'eau, afin que l'endive transpire, et relever le plat d'une pincée de poivre vert moulu qu'on aura soin de saupoudrer en toute fin de cuisson afin de ne pas en épuiser le fumet.
Entre cet homme et moi, le malaise s'installe dès l'instant du décollage...

Alors que je pointe l'index vers le bouton " 7 ", dans le but de susciter l'impulsion susceptible de provoquer l'ascension de la cabine ( dont une surpression hydraulique maintenait jusque-là l'adhérence au sol ), le bougre a la velléité d'en faire autant.
Si bien que nos mains se frôlent assez sottement prés du tableau de bord. C'est l'incident.
Aujourd'hui encore, je n'évoque pas sans rougir la constemante banalité du dialogue qui s'ensuivit.
MOI - Ho.
LUI - Heu. Heu. Heu. (Toux)
MOI - Hin, hin, hin.
LUI - Quel étage ?
MOI - Septième.
LUI - Moi aussi.
MOI - Ah ?
LUI - Hin, hin, hin, hin, hin.
Le décollage, cependant, s'effectue sans histoire.
Mais nous avons a peine dépassé le premier étage quand je sens son regard posé sur moi. Je plante alors le mien dans le sien afin de l'inciter tacitement à détoumer les yeux.
Ce qu'il fait, dans un mouvement de menton qui le contraint presque aussitôt a contempler le plafond de la cabine avec fixité, attitude qui augmente encore le ridicule de notre tête-a-tête dans la mesure où il n'y a strictement rien a voir sur ce plafond, dont la totale platitude n'est pas sans évoquer les plus belles pages de Philippe Sollers.
Afin de dissiper la gêne de la situation qui devient presque intolérable aux abords du troisième, je tente de siffloter, à bouche chuintée, les trois premières mesures du refrain des Feuilles mortes de MM. Prévert et Kosma, poursuivant dans cet effort le double but d'égayer musicalement notre habitacle et de faire croire à mon compagnon que je ne ressens pas la tension angoissante de ce moment terrible.

Hélas, au même moment, l'homme fait exactement le même raisonnement : il se met à fredonner Le Petit Quinquin, dans un murmure timide mais parfaitement distinct.
Quoique à peine audible, la cacophonie scandaleuse qui en résulte m'atteint comme un camouflet au niveau du quatrième.

Une bouffée de désespoir existentiel m'envahit. La vie m'apparaît soudain plus vaine et la fraternité humaine plus improbable.

Je porte instinctivement ma main à ma bouche pour y moduler un toussotement volontaire destiné à créer la diversion, comme disent les commentateurs de matchs de football, dont le quotient intellectuel n'atteint qu'exceptionnellement le chiffre de la température anale.
Or, dans ce geste de bienséance ordinaire je heurte involontairement du coude la zone périombilicale de l'autre qui me tourne immédiatement le dos dans un mouvement d'autoprotection instinctif, auquel, me semble-t-il, il faut ajouter un irrépressible besoin de me masquer son trouble et d'empêcher ainsi la reprise inévitable du dialogue imbécile déjà entrepris avant le lancement : ho, heu, heu, heu, hin, hin, hin, etc.

Horreur : à l'issue de ce demi-tour spontané, et compte tenu de l'étroitesse de la cabine, cet homme et moi nous retrouvons, malgré la solennité incontestable de nos costumes croisés et la stricte sobriété de nos attachés-cases, dans la position équivoque de la sodomie verticale.

Aussi inébranlable soit la force tranquille dont s'honore mon hétérosexualité latente, malgré aussi la virilité de la nuque rose, et la forte senteur de tabac gris qui émane de l'assujetti social auquel je suis maintenant accolé, j'en viens à prier Dieu de m'épargner la honte suprême d'une involontaire érection, toujours à craindre en cas de contact intempestif entre deux chairs humaines vivantes.
Une telle manifestation de ma sanguinité ne ferait qu'ajouter encore au grotesque de notre duo, notamment à l'approche du septième ciel, désormais imminent, et alors même que l'idée de partager la vie de cet homme, ne fût-ce qu'une seconde de plus, m'apparaît désormais absolument intolérable.

Pour comble de misère, je comprends, quelques instants après l'atterrissage, que cette personne est l'homme avec lequel j'ai rendez-vous pour aller visiter la cave à vin dont il entend céder quelques crus au plus offrant.

Nous reprenons l'ascenseur.

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